Torah avait enchanté l'assistance avec quelques-unes de ses ballades lors de la soirée de fête à Forestcave. Certaines de ses chansons récentes racontaient des légendes anciennes ou louaient la beauté de la dame accompagnant le prince Warflame. D'autres chansons, plus anciennes, évoquaient un amour inconditionnel, un cœur brisé et une quête désespérée.

Bien qu'elle fût heureuse de retrouver Elias Sandmar, sa recherche incessante avait laissé en elle de profondes incertitudes. Après sa performance, elle se sentait nostalgique et mélancolique, et s'était discrètement éclipsée. Les artistes étaient souvent comme cela : ils venaient, enivraient les sens, puis disparaissaient sans que personne ne les remarque vraiment.

C'est donc le cœur lourd qu'elle avait regagné la masure du forgeron...

Elias avait passé une grande partie de la journée à dormir. Les événements des derniers jours - et la perspective de mourir, il fallait bien l'avouer - l'avait épuisé. Sa blessure à l'épaule le tiraillait terriblement, tout comme le coup de poignard qu'il avait reçu dans l'estomac. Il n'oubliait pas l'exploit qu'il était parvenu à accomplir : peu de gens sur cette terre pouvait se vanter d'avoir un jour combattu une Ombre. Et surtout, avoir survécu à ce combat.

Il avait ouvert les yeux aux alentour de minuit. La lune était haute dans le ciel et on entendait vaguement les bruits de la fête au sein du manoir de Forestcave. Elias était encore seul et se réveilla avec une envie pressante. Il grogna en se redressant, se dirigeant d'un pas maladroit vers un pot de chambre dans un coin de la pièce. Le regard fixé sur le mur, il se demandait où Torah était passée. Torah. Il avait tiré un trait sur elle pendant ses dix années d'anonymat. Et pourtant, il l'avait aimé à la folie. C'était terrifiant de voir avec quelle facilité on pouvait oublier les personnes qui, un jour, avait constitué tout notre univers. Il secoua la tête, reprenant ses esprits pour terminer son affaire. Le Sandmar enfonçait sa chemise dans ses hauts de chausse au moment où la porte s'ouvrit sur son ancienne amante. Il fut frappé par son allure, toujours aussi noble et fière. Elle avait toujours été belle, sauvage aussi mais c'est cela qui l'avait toujours attiré. Il s'éclaircit la voix :

"Où étais-tu ?"  

Torah observa Elias avec un mélange de surprise et de résignation. Bien qu'elle ait été surprise de le trouver là, elle semblait également accepter le fait que le destin les avait réunis une fois de plus. Secouant la bourse pleine, elle exprima sa réponse de manière non verbale, laissant entendre que sa présence était en partie motivée par les gains de la soirée. Si elle voulait conserver son indépendance, le genre d'occasion qu'était une fête comme celle de ce soir était à saisir.

Elle le contourna, ne voulant pas d'une confrontation directe entre eux ce soir. Ce qu'elle esquivait depuis leurs retrouvailles par crainte des émotions que celles-ci avaient fait remonter en elle. Elle se détestait de n'être visiblement pas guéri de l'amour et de ses émois.

Jeune elle avait aimé le Sandmar plus que tout au monde... Et elle avait souffert en conséquences. A présent qu'ils se retrouvaient, la colère dévorait son coeur. Elle gagna la cuisine et ses meubles de poupées, adaptés à la taille de Cerha afin de se mettre quelque chose sous la dent.

Elias n'était pas réellement surprit par son silence. Visiblement elle avait été jouée lors de la fête donnée en l'honneur des princes de Nörse. Lui n'avait pas eu la force de s'y rendre, mais qu'importait. Cela faisait bien longtemps qu'il ne goûtait plus à ce genre de festivités. Torah avait été plus que charmante et compréhensive après leur retrouvaille, aussi ne comprenait-il pas pourquoi elle lui battait soudainement froid. Il avait presque faillit mourir devant elle et maintenant elle boudait. Les femmes étaient parfois incompréhensibles.

D'un pas malhabile, il claudiqua vers elle en se tenant le ventre. Elias n'avait jamais tenu en place, même dans les jardins du palais de Melgar où ils avaient grandi et certaines choses ne changeaient pas. Il parvint à se glisser sur une chaise, la laissant chercher dans les placards quelque chose à manger. Il la laissa fouiller quelques minutes avant de lâcher : "Regardes plutôt dans le placard de gauche. Elle garde ce qu'il faut là." Sa voix était encore fatiguée, mais il s'était adressé à elle dans ce dialecte du sud qu'ils étaient les seuls à pouvoir comprendre.

Torah fouilla silencieusement dans la petite cuisine, ses gestes étant le seul bruit dans la pièce. Elle perçut le pas boiteux de son meilleur ami d'enfance, un homme qui avait autrefois été son amant et qui avait brisé son cœur. Bien qu'elle l'entendît approcher, elle continua ses recherches jusqu'à ce qu'il lui indique le placard où se trouvait ce qu'elle cherchait. Se penchant pour attraper le nécessaire à manger, elle lui demanda d'un ton froid, sans le regarder :

"Tu as faim ?"

Les souvenirs de leur passé tumultueux se bousculaient dans son esprit, rappelant la joie et la peur qu'elle avait ressenties en apprenant la présence d'Elias à Forestcave, alors qu'il était traduit en justice pour avoir tenté de tuer Léandre Crighton. Elle se souvenait de la crainte de le perdre, de la veillée à son chevet alors qu'il se remettait de ses blessures après le duel judiciaire. Mais à présent, alors qu'il était sur la voie de la guérison, elle ressentait surtout le besoin d'être seule, de laisser place à ses émotions sans être dérangée par sa présence.

La voix de Torah était glaciale et tranchait nettement avec son attitude de plus tôt. Elias n’avait aucune idée des idées qui la traversait, mais il se doutait que cela avait à voir avec lui. En homme d’action, plus direct qu’il n’aurait dû l’être parfois, il répondit sur un ton sarcastique :

« Je préfère te dire non, je n’ai aucune envie que tu craches dans ma nourriture ou que tu ne cherches à m’empoisonner. »

Il secoua la tête, étirant maladroitement sa jambe sur l’escabeau adapté à la taille de Cerha. Où était passée la naine ? Sans doute en train de dormir ou bien en train d’aider à la fête. Bref, elle ne serait en aucun cas présente pour lui venir en aide. Alors, Elias décida de briser le silence et de mettre les pieds dans le plat :

« Tu avais l’air plus heureuse quand j’étais condamné à mort. Tu peux me dire ce qu’il se passe au lieu de bouder dans ton coin ? »

Malgré toutes ces années, Torah n'avait aucun secret pour lui. Il pouvait lire ses émotions en un seul regard. Malgré l'abandon, son coeur restait au même rythme que le sien.

Torah haussa les épaules avec nonchalance lorsque Elias suggéra qu'elle pourrait cracher dans sa nourriture ou tenter de l'empoisonner. Elle se prépara donc un plat pour elle seule, naviguant avec aisance dans la petite cuisine de Cerha. Originaire du sud, elle fit bientôt mijoter un plat aux parfums enivrants de son pays natal. Toujours accompagnée de nombreuses épices de L'Al-Kàzar, les terres arides étaient connues non seulement pour leurs poisons, mais aussi pour leur commerce florissant de soieries, de papier et d'épices.

Alors que son repas cuisait lentement, Torah garda le silence, un silence lourd et pesant entre elle et Elias. Bien qu'elle ait eu envie de se blottir dans ses bras, de sentir la chaleur de sa peau et de son souffle, son cœur meurtri par son abandon l'en empêcha. Préférant taire ses sentiments, elle se contenta de se servir une assiette fumante quand il brisa enfin le silence entre eux. Elle s'humecta les lèvres avant de répondre d'une voix chargée d'émotions :

"J'ai été heureuse de te retrouver, oui. Mais tu demeures néanmoins l'enfoiré qui m'a laissée là-bas, seule, sans un regard en arrière ni le moindre remord. Si tu m'avais dit quels étaient tes projets, je..."

Elle l'aurait suivi. Elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde. Comme elle était partie à sa recherche sans la moindre hésitation, comme elle s'était lancée dans cette quête insensée de le retrouver, à corps perdu, quel qu'en soit le prix. Pour lui, elle avait quitté son désert, pour lui, elle avait adopté un mode de vie nomade, toujours sur les routes... Une larme roula sur ses joues. Elle réalisait que, bien qu'elle n'ait jamais perdu de vue son objectif, son cœur s'était enveloppé d'un épais manteau de rancœur envers son ancien amant.

Les yeux sombres du Sandmar ne quittaient pas la silhouette de Torah, observant ses gestes graciles et précis tandis qu’elle faisait rejaillir des odeurs oubliées de son enfance. Si Elias n’avait pas eu plus de contenance, il en aurait pleuré. Malgré dix ans en exil, il restait attaché à l’Al-Khazar et au désert qui l’avait vu grandir. Aux milles fontaines qui avait abrité leurs jeux et leurs premiers émois. Le soldat se recula légèrement sur sa chaise lorsque Torah brisa enfin le silence. Nul ne pouvait ignorer la tension entre eux en cet instant ; enfin, elle évoquait la colère qui la tenaillait depuis qu’il avait quitté sans un mot, sans une lettre sa terre natale. Elias la regarda alors avec intensité, plus sérieux que jamais, la coupant avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase.

« Je ne t’aurais jamais condamné à une vie d’exil à mes côtés. Je ne voulais pas cela pour toi Torah, tu as toujours été attachée à l’Al-Khazar. Toute ta famille est là-bas. Moi, je n’avais plus rien si ce n’était des rumeurs qui me collaient à la peau et une promesse d’exécution en règle. »

Le ton était tranchant, vindicatif. Il parlait comme le prince qu’il avait été jadis, avant de renoncer à tout pour basculer dans la clandestinité. Dans une grimace, il se redressa quelque peu sur sa chaise, la main posée sur sa plaie. À l’époque, il vivait dans la peur permanente de ne jamais voir le soleil se lever à nouveau. Seule la présence de Torah l’avait aidé à tenir, jusqu’à ce qu’il quitte sa couche un beau matin pour ne jamais y revenir.

« Ce n’est pas toi que j’ai quitté, jamais. Mais je ne pouvais rien te dire et te contacter, c’était trop risqué. »

Torah n'avait pas eu le temps de finir sa phrase que déjà le pince du désert la coupait pour déclarer que jamais il ne lui aurait imposé son exil. Un exil qu'elle avait toutefois traversé seule plutôt qu'avec lui du fait de son départ précipité alors qu'ils n'étaient encore que des enfants. Deux enfants qui s'aimaient à la folie le pensait-elle alors...

Les mots d'Elias résonnaient dans l'air, mais ils semblaient tomber à plat face à la réaction cinglante de Torah. Son expression ardente et son regard empli de colère témoignaient de la douleur et de la frustration qu'elle ressentait face à ses paroles.

C'était sans lui qu'elle avait dû affronter bien des épreuves. Et des épreuves, il y en avait eu, d'abord la tempête de sable, puis les bandits, enfin la perte de sa trace... Elle se souvenait être resté près d'une semaine dans cette auberge miteuse où on avait accepté qu'elle serve en tant que serveuse pour avoir le droit à une misérable couchette dans les cuisines, elle se souvenait des mains baladeuses de l'aubergiste, de son impuissance juvénile et de la promesse qu'elle s'était faite de ne jamais plus laisser un homme l'atteindre ni à la bourse, ni au corps, ni au cœur.

Ses souvenirs douloureux et les épreuves qu'elle avait traversées seule semblaient raviver en elle un torrent d'émotions refoulées. La trahison dont elle se sentait victime semblait peser lourdement sur ses épaules, exacerbant son ressentiment envers Elias.

Elle s'écarta brusquement de lui, mais malgré sa colère, elle démontrait toujours cette grâce naturellement féline qui la caractérisait. Sa voix, chargée d'émotion, résonna dans l'espace, coupant l'air avec une intensité palpable.

"Non ! Non," répéta-t-elle, ses mots résonnant comme des échos de son indignation. Elle prit une profonde inspiration, essayant de maîtriser ses émotions avant de continuer. Son regard, toujours brillant de rage et de chagrin, fixa Elias avec une intensité qui aurait pu faire fléchir les plus forts.

"Tu n'as pas le droit de me servir un tel discours ! Pas après ce que tu as fait, ce que tu m'as fait !"

Chaque mot était chargé de la douleur de ses souvenirs, de la trahison qu'elle ressentait si profondément. Elias pouvait sentir le poids de son chagrin, le poids de ses accusations, comme une lame tranchante qui fendait l'air entre eux.

L’atmosphère dans la pièce s’alourdit lorsqu’Elias eut fini sa diatribe. Immédiatement, il sentit qu’il avait merdé. À vrai dire, il avait agi en égoïste en partant du jour au lendemain. Il était jeune, il avait peur et Torah n’intégrait pas ses plans de fuite. Il avait pensé qu’elle le pleurerait quelques temps, puis qu’elle l’oublierait. Au lieu de cela, elle avait retourné tout Stormhold pour le retrouver et à quel prix ? Cela, il ne pouvait que l’imaginer. Le soldat serra les dents, encaissant les mots qu’elle lui cracha au visage sans fléchir, son regard sombre accroché au sien. Il ne fléchissait pas, mais était rongé par la culpabilité. Alors il comprit que rien ne pourrait jamais réparer ce qu’il avait brisé.

Aucun mot ne semblait suffisant pour apaiser la douleur qu’il lisait sur son visage. Aucune parole ne suffirait pour éteindre la douleur de l’abandon. Alors Elias se redressa maladroitement, faisant tomber la chaise dans un fracas de tous les diables. Il ne l’entendit qu’à peine. Le sang lui battait les tempes tandis qu’il s’approchait d’elle, attrapant son poignet pour l’attirer contre lui sans un mot. Ses mâchoires étaient serrées autant que son cœur était noué. Il s’attendait à ce qu’elle résiste, les muscles déjà bandés alors qu’il la tenait étroitement contre lui dans une étreinte maladroite. Il nicha son visage dans sa nuque, respirant son odeur avant de souffler d’une voix rauque : « Je suis désolé. »

L’amour était un champ de bataille dont il avait oublié les règles.

Aux paroles de Torah, Elias n'avait pas détourné le regard, encaissant ses mots avec dignité. Quand il se saisit de ses poignets, sa poigne était ferme et solide, entamant la détermination de la jeune femme à lui échapper. Elle se laissa alors attirée contre lui, sentant son corps chaud contre le sien, son souffle brulant sur sa nuque. Elle ferma les yeux en respirant son parfum musqué, s'abandonnant à ses quelques mots sans rien dire.

Leur silence était chargé d'une tension palpable, interrompu par les sanglots de Torah qui se libérait enfin des chaînes de ses émotions refoulées, submergée par ses sentiments et ses désirs contradictoires. Ses mains libérées de leur emprise se faisaient caressantes, parcourant son dos musclé et son torse puissant, explorant avec tendresse chaque contour du corps d'Elias.

Finalement, ses lèvres cherchèrent les siennes avec ardeur. Désolé, il avait raison de l'être car à n'en pas douter, il serait sa perte. Elle avait pleinement conscience que malgré les obstacles qui se dressaient entre eux, elle était incapables de résister à l'attraction magnétique qui les poussait l'un vers l'autre, consciente que leur amour serait leur plus grande force et leur plus grande faiblesse.

Il n’y avait aucune brusquerie dans les gestes d’Elias. Ses doigts effleurèrent délicatement la peau de sa nuque tandis qu’il la berçait contre lui, la laissant pleurer sur son épaule. S’il ne pouvait comprendre ce qu’elle avait vécu, s’il avait été la cause de ses peines, il pouvait au moins essayer d’être un refuge. Elle l’avait retrouvé. Ils s’étaient retrouvés. Les caresses de Torah lui arrachèrent un frisson, ravivant une flamme qu’il pensait éteinte depuis longtemps. Elias écarta légèrement son visage pour la regarder, glissant son pouce sur sa joue pour en effacer les larmes. Leurs souffles chauds, empreint d’un désir longtemps contenu, se mêlèrent. Alors, Torah l’embrassa et il répondit à son baiser avec une ardeur similaire à la sienne. Jamais il ne l’avait tant désiré. Ses gestes se firent alors plus passionnés, instinctifs, répétant une mécanique qu’il n’avait jamais réellement oublié. Torah hantait ses rêves depuis dix ans et son amour était resté intact. Cette nuit-là, leurs corps trahirent ce que leurs cœurs dissimulaient.