Après le dîner, Léoric avait accompagné Elyra jusqu’à la porte de sa chambre, posant un baiser sur sa main pour lui souhaiter bonne nuit. Erys et elle pénétrèrent dans la pièce, qui fut soigneusement fermée à double tour ; il entendit distinctement les clés tinter dans la serrure. L’Ombre devait avoir ses propres exigences en termes de sécurité et il lui faisait confiance pour assurer celle de sa fiancée. Le prince se détourna donc pour gagner ses propres appartements qu’il partageait avec Valderic et Théodoric, qui dormait déjà à poing fermé. Il l’observa avec une pointe d’incrédulité. Comment réussissait-il cette magie ? Leur benjamin parvenait toujours à trouver le sommeil en deux secondes et s’éveillait le lendemain matin frais et dispo ; ce qui n’était malheureusement pas le cas du prince héritier. Léoric grogna en retirant son épaisse cape fourrée. Il avait le corps endoloris par cette longue chevauchée, et s’il ne se plaignait jamais devant sa fiancée, il ne se gênait pas devant ses frères :

« Cette chevauchée va finir par me briser les os ! »

Il jeta sa cape sur une chaise, commençant à se défaire de ses vêtements pour exécuter un brin de toilette. Léoric avant hâte de se coucher et de retrouver le confort de Whitehall. Les nuits à l’auberge lui rappelaient le temps où il était écuyer, jeune adolescent timide et inexpérimenté auprès d’un chevalier lugubre, mais bienveillant. Le prince resta en chemise et haut de chausse, s’asseyant dans un fauteuil près du feu pour consulter sa correspondance. Distraitement, il jeta un coup d’œil dehors tout en décachetant sa lettre, lançant à mi-voix :

« Cette tempête ne semble pas prête de se calmer. Je crois que nous allons être coincés demain et je n’aime pas cela. »

Valderic et Théodoric avaient gagné leur chambre en chahutant joyeusement après avoir mangé copieusement, se lançant des mots d'amour taquins pour se moquer de leur frère aîné alors qu'il raccompagnait leur future belle-sœur. Mais une fois dans la chambre qu'ils partageraient tous les trois, le plus jeune s'était vite endormi d'un sommeil profond, épuisé par cette longue journée de route, tandis que Valderic restait éveillé, pensif, s'installant dans un fauteuil pour accompagner sa digestion avec un verre.

Il observa son frère aîné écrire sa correspondance du soir avec sérieux, gardant le silence jusqu'à ce que Léoric mentionne la probable interruption de leur voyage par la neige le lendemain. À cela, Valderic eut une expression songeuse avant de répondre :

"Tu sais, Léoric, ta future épouse n'a pas totalement tort. Whitehall recèle de nombreux secrets, et nous sommes proches de la sortie, ou de l'entrée, du passage de la vieille dame..."

Il suggérait simplement que la proximité de l'auberge avec l'entrée du passage secret pourrait leur offrir une opportunité stratégique. Inquiet comme son frère à l'idée de laisser leur père seul plus longtemps que nécessaire, surtout si leurs ennemis savaient qu'ils étaient piégés là par la tempête, Valderic se pencha en avant pour sortir une carte et montrer à son frère l'entrée du passage secret. Ce passage menait loin dans les terres de Nörse et était conçu pour permettre à la famille royale de s'échapper en cas de besoin, un itinéraire escarpé à parcourir à pied mais qui les conduirait directement au palais en une journée de marche.

"Théo et moi pourrions partir demain matin et emprunter le passage. Si la tempête fait rage, nous serons abrités et nous pourrions alors surprendre nos ennemis..."

Un sourire espiègle illumina son visage alors qu'il ajouta sur un ton plus léger, taquin :

"Sauf si tu as besoin de chaperons."

Les yeux plissés par la concentration, Léoric tentait de décrypter la lettre qu’il tenait entre ses doigts. Épuisé par la fatigue du voyage ses yeux lui faisaient défaut, les mots se mélangeant avec nonchalance pour former un amas orthographique inextricable. Grommelant dans sa barbe de trois jours, le prince tendit la main vers une petite boîte en fer posée à côté de son lit. Celle-ci était délicatement gravée de motifs okarynien. Il en sortit une paire de lunettes adaptée à sa vue et les posa sur le bout de son nez. Petit à petit le monde retrouva du sens et il parvint à se plonger dans la lecture du document. Peu étaient les gens qui avait vu Léoric armé de ses binocles ; mais en dehors des jours de grande fatigue, il y voyait plutôt bien.

Son frère évoqua la possibilité d’emprunter le passage sous-terrain pour réaliser le reste du voyage en toute discrétion. Le passage de la vieille dame avait été emprunté la dernière fois par Alaric Warflame, alors que sa mère s’apprêtait à intenter à sa vie. Cette solution lui semblait bonne, mais ils ignoraient tout de l’état du chemin. Tout pouvait s’être effondré et se retrouvé piégé sous terre… il en eut un frisson d’horreur rien que d’y penser. Léoric se pencha vers la carte tendue par son frère. L’entrée du tunnel n’était qu’à une centaine de mètres de l’auberge, dans une sorte de clairière où dominait une cascade figée par le froid. Le passage devait se trouver juste derrière.

« Et tu n’as pas tort de le suggérer. Néanmoins, on ignore encore si les galeries ne sont pas effondrées ; tout était déjà en mauvais état du temps d’Alaric et la priorité de nos ancêtres étaient de consolider leur autorité, pas le réseau de passages secrets construits au temps d’Olara. »

Le menton pincé entre son pouce et son index, Léoric réfléchissait à la stratégie à adopter. Il ne rejetait pas l’idée, bien au contraire. Cela pourrait leur permettre de gagner Whitehall bien plus rapidement, de se mettre au chaud et de garder un œil sur leur père. Mais si ses frères se retrouvaient coincés, il ne se le pardonnerait sans doute jamais. Il fut arraché à cette pensée par une énième moquerie de son cadet et entreprit de lui jeter son boitier à lunette pour le faire taire, la mine empourprée de gêne et de colère. Il grommela : « Moques-toi, mais Erys me couperait la queue si je reste seul avec elle. Elle me l’a bien fait comprendre. » Le prince secoua la tête, retirant ses lunettes pour en essuyer les verres avec le tissu de sa chemise, les remit sur son nez avant de poursuivre : « Vous pourriez partir tous deux en éclaireur, mais si vous constatez le moindre danger… »

Valderic, bien qu'il ait toujours eu un caractère taquin, n'avait jamais taquiné son frère sur sa mauvaise vue ou les drôles d'airs que lui donnaient ses lunettes posées sur le bout de son nez. Il ne se le serait pas permis. Il se fit toutefois la réflexion que son grand frère avait rarement autant ressemblé à leur père qu'en cet instant. Quand il lui fit sa proposition, une part de lui s'attendait donc presque à ce qu'il la rejette, comme leur père l'aurait très certainement fait. L'inconvénient à être le "rigolo" de la famille était sans doute qu'il était plus difficile de le prendre au sérieux... Mais Valderic était bien plus lucide que d'autres parfois. Aussi, quand Léoric le rassura en lui disant qu'il avait eu raison de s'exprimer, il poussa un léger soupir de soulagement.

Il avait après tout là les intérêts de sa famille, et notamment ceux de son père, qu'il n'était pas rassuré à l'idée de laisser seul plus que nécessaire, tout comme son aîné. Il avait rangé son plan en silence, réfléchissant à la remarque que lui avait adressée son grand frère sur l'état sans doute dégradé du sous-terrain qui l'était déjà du temps de leur ancêtre. De plus, Léoric avait pris cette mine sérieuse qu'il arborait quand il se concentrait sur un problème de taille, ce qui lui donna encore plus envie de sortir sa mauvaise blague, riant de bon cœur à la réponse que lui donna son frère.

Erys était effectivement sans aucun doute capable de pareille chose. Valderic avait remarqué le soin qu'elle mettait à remplir sa mission auprès de la jeune fille. Il trouvait intéressant de les voir évoluer toutes les deux, l'une toute ombre quand l'autre n'était que lumière. Un simple sourire d'Elyra suffisait à éclipser la présence de la créature qui l'accompagnait partout où elle allait.

Léoric eut toutefois vite fait de retrouver son sérieux pour donner sa décision, et le prince opina :

"Naturellement, nous ferons demi-tour au moindre danger, mais dans tous les cas, à moins que la tempête ne s'éternise, auquel cas j'enverrai un messager, reprenez la route dès que cela sera possible. Nous nous retrouverons au palais."

Pour une raison qu'il ne s'expliquait pas totalement, Valderic était toutefois confiant.

« Père ne me le pardonnerait jamais s’il vous arrivait quelque chose. Et moi non plus. » fit le prince en retirant ses lunettes, la mine sérieuse. Néanmoins, il faisait totalement confiance à Valderic pour savoir quand s’arrêter. Les trois frères avaient toujours été proches, malgré leur différence de caractère. Comme leur mère s’amusait à le dire, ils étaient la face, le revers et la tranche d’une même pièce. Quant à savoir qui était quoi… et bien ils laissaient cela à la discrétion de leur génitrice. Mais il était vrai qu’ils avaient toujours été unis, malgré les disputes qui avaient marqué leur adolescence. Et Léoric prenait son rôle de grand frère très au sérieux, comme chaque chose dans sa vie.

Le feu crépitait doucement dans la cheminée lorsque Léoric se redressa pour ramasser la boîte qu’il avait lancé plus tôt et y ranger ses binocles avec soin. Il s’étira, faisant jouer ses muscles sous sa chemise avant de lâcher : « Vous devriez partir avec quelques membres de notre garde. Prenez aussi le Sandmar, il pourrait vous être utile. ». Elias se remettait doucement de sa blessure et souffrait silencieusement du froid auquel il n'avait jamais été habitué. Enfermé dans un mur de silence, il n'ouvrait la bouche que pour répondre aux ordres des princes et couvait d'un oeil noir Valderic, pour une raison inconnue de son aîné.

Le silence qui s'ensuivit après les paroles de Léoric était palpable, pesant de tout son poids sur les épaules des deux frères. Même le doux ronflement de Théodoric semblait souligner la gravité de la situation. Valderic sentait son esprit tourbillonner, se demandant s'ils ne mettaient pas leur frère cadet en danger en envisageant de suivre ce plan risqué. Mais malgré ses doutes, il savait que son aîné ne prenait pas cette décision à la légère.

Juste au moment où Valderic s'apprêtait à rompre ce silence pesant par l'une de ses plaisanteries habituelles, Léoric prit la parole, évoquant la présence du soldat Sandmar parmi leurs hommes d'armes. Cette mention tira une moue contrariée à Valderic. Ils avaient recruté le guerrier du désert pour veiller à la sécurité de la future princesse quand il serait guéri et qui devait mourir de froid dehors. Qu'il y reste pensa Valderic par pure jalousie. Si il savait Torah être un esprit libre, il n'avait jamais aimé voir que l'on touchait à ses affaires. Renfrogné, il répondit toutefois après un temps de réflexion de manière plutôt stratégique :

"Je prendrais avec moi quelques hommes de confiance si tu le demandes, mais le Sandmar... Cela signifierait lui révéler l'existence d'un tel passage... Ce qui serait probablement prendre un grand risque non ?"

Si il ne s'était jamais caché d'avoir de nombreuses maîtresses, Torah n'était pas connue pour en faire partie. La femme était discrète mais il la connaissait assez pour savoir qu'il y avait un lien qui la liait à l'ancien soldat rouge. Jaloux ? Sans doute l'était-il un peu...

La réaction de Valderic arracha un haussement de sourcil à son aîné. N’appréciait-il donc pas le Sandmar ? Il n’avait jamais remarqué une quelconque inimitié entre eux. Elias était souvent à l’arrière avec Erys – qu’il regardait avec méfiance – et Torah, qu’il ne quittait pas d’une semelle tel un propriétaire jaloux. Léoric n’était pas né de la dernière pluie et se doutait bien qu’il devait y avoir quelque chose entre eux. Cette pensée ne fit que l’effleurer, mais il se demanda si son frère n’avait pas quelques vues sur cette jolie fleur du désert.

« Prendre un risque ou nous offrir un avantage. S’il est chargé de la sécurité d’Elyra, il pourrait un jour la sortir de Whitehall sans rencontrer de résistance. » Le prince considérait Elias comme un combattant honorable et diablement efficace. Néanmoins, il voulait respecter la décision de son frère qui, après tout, prenait tous les risques : « Mais fait comme bon te semble, si tu estimes qu’il n’a pas à connaître cette voie, il affrontera le froid quelques heures de plus. »

Théodoric poussa un ronflement sonore, se retournant dans son lit avec un air bougon. Profondément endormi, il n’avait pas ouvert un œil depuis le début de leur conversation. Léoric songea qu’il était sans doute le plus sauvage de la fratrie. Mais malgré cela, il restait le petit dernier qu’il fallait protéger et embêter le plus possible. Léoric eut une lueur malicieuse dans le regard : « Combien de grains de raisin on peut fourrer dans sa bouche avant qu’il ne se réveille ? »

La proximité d'Elias et Torah au sein de leur cortège ne faisait qu'exacerber la jalousie de Valderic qui resta dubitatif à la réponse que lui apporta son frère. Il avait le choix entre prendre le guerrier avec lui en se rangeant ainsi à la décision première de son aîné ou le laissait là, à attendre que la tempête ne se calme aux côtés de la belle ménestrel. Il savait que son choix était en partit déjà fait à cette seule pensée qui lui pinça le cœur. Il laissa alors s'échapper un soupire de ses lèvres avant de lui répondre :

"Je te remercie de ta confiance mais tu as raison. Puisqu'il est amené à servir notre famille autant qu'il puisse le faire pleinement."

La réponse de Valderic, bien que teintée de résignation, reflétait sa compréhension des enjeux et sa volonté de servir au mieux les intérêts de leur famille. Cependant, avant que la tension ne puisse s'installer davantage, Théodoric, fidèle à son habitude, apporta une touche de légèreté à la situation en laissant échapper un ronflement sonore. La proposition de Léoric d'utiliser cette opportunité pour taquiner leur jeune frère sembla lui plaire, et il accepta le défi avec enthousiasme.

Valderic se saisit d'un bol de raisins séchés et s'approcha du lit où Théodoric reposait paisiblement. Avec un sourire espiègle, il lança à son aîné un regard complice, prêt à se lancer dans ce jeu familial traditionnel où les frères rivalisaient toujours d'ingéniosité pour se taquiner les uns les autres.

"Celui qui le réveille devra... hmm, devra servir le petit-déjeuner à l'autre demain matin, avec tous les honneurs dûs !" proposa-t-il, lançant ainsi un défi amical à son frère aîné.

Le jeu entre les trois frères Warflame était sur le point de commencer, offrant un bref moment de légèreté et de complicité au sein de leur cortège, avant de reprendre leur chemin vers leur destination, prêts à affronter les défis qui les attendaient.